« Le son ignore la peau, ne sait ce qu'est une limite : il n'est ni interne, ni externe. Illimitant, il est inlocalisable. Il ne peut être touché : il est l'insaisisable. L'audition n'est pas comme la vision. Ce qui est vu peut être aboli par les paupières, peut être arrêté par la cloison ou la tenture, peut être rendu aussitôt inaccessible par la muraille. Ce qui est entendu ne connaît ni paupières, ni cloisons, ni tentures, ni murailles. Indélimitable, nul ne peut s'en protéger. Il n'y a pas de point de vue sonore. Il n'y a pas de terrasse, de fenêtre, de donjon, de citadelle, de point de vue panoramique pour le son. Il n'y a pas de sujet ni d'objet de l'audition. Le son s'engouffre. Il est le violeur. L'ouïe est la perception la plus archaïque au cours de l'histoire personnelle, avant même l'odeur, bien avant la vision, et s'allie à la nuit. »
« Aucun rite ne sera observé. Aucun chant ne s'élèvera. Aucune parole ne sera prononcée. Pas de reproduction électrifiée de quoi que ce soit ni de qui que ce soit. Pas d'embrassades, de coqs égorgés, de religion, de morale. Même pas les gestes qui sont de convention. On m'aura dit adieu si on s'est tu. »
« Sur la totalité de l'espace de la terre, et pour la première fois depuis que furent inventés les premiers instruments, l'usage de la musique est devenu à la fois prégnant et répugnant. Amplifiée d'une façon soudaine infinie par l'invention de l'électricité et la multiplication de sa technologie, elle est devenue incessante, agressant de nuit comme de jour, dans les rues marchandes des centres-villes, dans les galeries, dans les passages, dans les grands magasins, dans les librairies, dans les édicules des banques étrangères où l'on retire de l'argent, même dans les piscines, même sur le bord des plages, dans les appartements privés, dans les restaurants, dans les taxis, dans le métro, dans les aéroports. Même dans les avions au moment du décollage et de l'atterrissage. Même dans les camps de la mort. »
« L'expression Haine de la musique veut exprimer à quel point la musique peut devenir haïssable pour celui qui l'a le plus aimée. »
« La musique viole le corps humain. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels. À la rencontre de la musique l'oreille ne peut se fermer. La musique, étant un pouvoir, s'associe de ce fait à tout pouvoir. Elle est d'essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la structure que son exécution aussitôt met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique. »
Pascal Quignard - La haine de la musique