« Dans le RER la chaleur était dégradante, pour moi plus que pour les autres, puisque l'homme de la rue, l'homme des foules, a pris l'habitude de se dévêtir autant que les femmes, de sorte qu'assis sur une banquette du train on a souvent les yeux et le nez sur cela même que des siècles de civilisation avaient eu pour but de dissimuler ou de ne proposer que par éclairs, fortuitement, dans l'échancrure ou le bâillement du vêtement : les poils des jambes, des aisselles, des torses, et ces tatouages qui fleurissent dans les fins de siècle, fleurs, prénoms, oiseaux, dragons, slogans, idéogrammes, cris d'amour et de haine, emblèmes de religions naissantes ou moribondes.
Avilissante chaleur, ai-je pensé avec le sentiment d'en être plus affecté que ces gens à demi nus, non pas parce que je leur serais supérieur mais parce que je suis un artiste et que cette condition est à mes yeux bien plus importante que le fait d'être citoyen d'un pays transpirant, désœuvré, morose, oublieux, et si conscient, moi, de ce que je dois à la musique que je n'ai jamais touché mon alto sans être convenablement vêtu, même chez moi, lorsque j'ai trop chaud et que je suis seul, travaillant un morceau. Oui, incapable de me représenter Marc-Antoine Charpentier composant en linge de corps ses Leçons de ténèbres, ou Alban Berg en caleçon son Concerto à la mémoire d'un ange, et indigné à l'idée que la musique puisse se jouer en débraillé alors qu'elle est la seule chose qui me fasse supporter l'idée qu'il y ait désormais un temps où Nicole n'est plus et un autre, peut-être peu lointain, où mon corps reposera dans la froide terre de Siom. »
« (...) lui qui, violoniste de formation, n'a jamais joué d'alto devant moi, me laissant seul, d'entrée de jeu, pour me faire comprendre que le musicien est toujours seul, me montrant les exemples au violon ou au violoncelle, sous le prétexte que j'avais à trouver mon propre son, et cultivant cet instrument comme un exercice spirituel pour lequel il avait transcrit les Sonates et Partitas pour violon seul de Bach, ne se consolant pas de ce que le Cantor n'ait pas écrit pour l'alto, qu'il aimait et pratiquait, une œuvre semblable à ces Sonates ou à ces Suites pour violoncelle seul dont il m'a donné le goût et qui me font rêver non pas de la gloire (« La plus belle des musiques est-elle digne de la plainte de Job ou des lamentations de Jérémie sur la destruction de Jérusalem ! » s'exclamait mon vieux maître), mais qu'il me soit donné de connaître, par exemple, ce qui est arrivé au violoncelliste Pierre Fournier, en 1974, dans l'église Saint-Michel-de-Cuxa, lorsque, après une exécution de ces Suites, le public s'est levé comme un seul homme et est demeuré là, debout, dans un silence extraordinaire. »
Richard Millet - La voix d'alto